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Faces in Mirrors
Long Bui, Faces in Mirrors, 2023

Je n’en finirai pas de nettoyer ce miroir: un panoptique collectif du visage maquillé

  • Article
  • Fondation PHI
Par  Long Bui

J’étais une fenêtre
sur un monde que tu n’aimais pas voir
alors tu m’as blâmée
en pensant te libérer
– SASAMI, J’étais une fenêtre [1]

Un miroir n’est jamais qu’un miroir. Dans la plus récente installation de Nadège Grebmeier Forget, JE N’EN FINIRAI PAS DE SOULEVER TOUS CES VISAGES, présentée à la Fondation PHI pour l’art contemporain, le miroir devient à la fois fenêtre et canevas.

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Vue d’installation, Nadège Grebmeier Forget: JE N’EN FINIRAI PAS DE SOULEVER TOUS CES VISAGES. (RÉFLEXION GUIDÉE), Fondation PHI, 2022. Projet d’engagement public © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: alignements
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Vue d’installation, Nadège Grebmeier Forget: JE N’EN FINIRAI PAS DE SOULEVER TOUS CES VISAGES. (RÉFLEXION GUIDÉE), Fondation PHI, 2022. Projet d’engagement public © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: alignements

L’installation se trouve dans la Salle éducative de la Fondation PHI, à laquelle le public peut accéder par un escalier le menant jusqu’à l’entrée, illuminée d’une lumière verte vive et enveloppante. Les visiteur·euse·s qui entrent dans la salle choisissent de participer à l’installation à titre d’observateur·trice. Le sol est recouvert d’un damier de carrés de couleur blanche et de différentes nuances de vert. Onze chevalets se tiennent en cercle ouvert au centre de la pièce; sur chacun est posé un miroir de 2 x 3 pieds ainsi qu’un message destiné à être lu à haute voix afin d’amorcer son «activation». Le rôle actif de cette œuvre est réservé aux visites guidées de groupe, pendant lesquelles chaque participant·e se voit assigner un miroir afin de créer son autoportrait, de tracer son reflet en s’observant soi-même et, par inadvertance, en observant les autres. Les portraits qui en résultent, faits de rouge à lèvres, de crayon à yeux et de fond de teint liquide, sont ensuite laissés sur les miroirs afin qu’ils puissent être étudiés, considérés et parfois même critiqués par le public.

Le recours au maquillage dans l’œuvre de Grebmeier Forget est un rappel de la pratique quotidienne de l’embellissement, souvent poussée par la volonté de rendre les traits de son visage plus convenables pour soi-même et pour les autres, et ainsi d’être vu comme un visage et un corps valables et valorisés. L’application de maquillage sur un miroir, sur la réflexion du visage plutôt que sur le visage lui-même, évoque le pouvoir d’autoreprésentation par le·la créateur·trice, le regard externe ne se posant que sur la réflexion du miroir. La question de l’authenticité de l’autoportrait se pose alors: cache-t-il ce que le·la créateur·trice cherche à couvrir, ou montre-t-il ce que les autres cherchent à voir? Le portrait est-il limité à son rôle initial, ou le dessin dans le miroir ne devient-il pas finalement plus réel?

Il faut noter que le maquillage n’était pas, à l’origine, réservé à un seul genre, mais était utilisé comme moyen de définir la classe, le statut et l’affiliation religieuse. Historiquement, l’application de cosmétiques aidait à créer une distinction visuelle claire entre les personnes de strates différentes, marquant leur position au sein de la hiérarchie sociale. Les personnes qui portaient du maquillage (ou qui y avaient accès), jouissaient d’un statut plus élevé et étaient considérées comme plus près de Dieu, plus puissantes, et plus attirantes. Le rôle du maquillage était donc d’établir une limite, de tracer la ligne entre les gens qui «ont» et ceux qui «n’ont pas», ce qui «est» et ce qui «n’est pas». Pendant et après le siècle des Lumières, cette limite vint définir encore davantage les rôles de genre et l’embellissement. Les hommes abandonnèrent le maquillage, l’idéal de beauté masculin se transforma. L’embellissement devint une pratique réservée aux femmes, ainsi qu’une exigence de la féminité. Les hommes, quant à eux, furent conditionnés à préférer des qualités pratiques comme l’utilité, la productivité et l’austérité, d’où le minimalisme normalisé dans la beauté et la mode masculines [2]. L’effet est vraisemblablement encore très pertinent quelque 250 à 300 ans plus tard.

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Photo: © Stacy Greene

Pour défier cette limite genrée, on peut notamment utiliser le maquillage subversivement, par exemple sur une personne qui ne «devrait pas» en porter, ou d’une manière non conforme au genre. Au Royaume-Uni, durant la majeure partie du 19e siècle, le rouge à lèvres de couleur rouge était considéré comme grossier en raison de sa teinte vive, à une époque où le maquillage apparent était inconvenant pour les femmes de bonne morale et dignité. Ce même rouge à lèvres rouge devint plus tard un symbole de défiance et de puissance féminine, porté au début du 20e siècle par les suffragettes militant pour leur droit de vote. Le drag, l’art de la personnification de genre, recourt aussi aux techniques de maquillage du sculpting et du contouring afin de créer l’illusion d’un autre visage. Par la réappropriation du maquillage comme outil d’exploration collective et de subversion des normes, les personnes queers peuvent réussir à se réaliser, à s’affirmer, et à former leur communauté. Comme l’écrit la conservatrice et autrice Legacy Russell, «le corps… est cosmique, c’est-à-dire dire “inconcevablement vaste”» [3], plein de potentiel et de mouvement, composé de multitudes. Dans notre quête du visage et du corps qui conviennent, nous découvrons qu’il faut aussi se départir de ceux que nous portons maintenant, afin d’ouvrir l’espace pour de nouveaux qui promettent de mieux nous faire, que ce soit vrai ou pas.

Omote miya turnbull shion skye carter
Image fixe d’Omote (面), une collaboration entre Miya Turnbull (artiste du masque) et Shion Skye Carter (artiste de la danse).
Claude cahun
Claude Cahun, Aveux Non Avenus., 1930

L’installation de Grebmeier Forget est nommée d’après un poème de l’artiste et auteur·trice Claude Cahun.

Sous ce masque un autre masque
je n’en finirai pas de soulever tous ces visages [4]

Cette allusion à la performance ou à la mascarade suggère que la multiplicité est inhérente à l’image de soi, qu’elle soit fictive ou sincère. Dans les photographies de Cahun, un thème récurrent se remarque dans les collages de miroirs et d’yeux, l’utilisation de costumes dramatiques et de personas de drag, et les autoportraits minimalistes où l’artiste ne porte ni maquillage, ni même cheveux [5]. La pratique de Cahun est une exploration interne de différentes identités possibles, et le poème rappelle largement la définition du genre selon Judith Butler: ni immuable ni naturel, il est plutôt une performance sociale à la fois exécutée, négociée et jugée par chacun·e de ses participant·e·s [6].

Si Claude Cahun fait fi du conventionnalisme social et de son regard externe, Grebmeier Forget, elle, le sonde, le conteste, et examine son point de vue. La nourriture qu’elle mange devient un reflet d’elle-même, de son corps, de la façon dont elle le traite et de la façon dont elle aimerait qu’il soit traité. Le corps est vu comme un lieu de consommation; il est à la fois grotesque et sexualisé. Une caméra fixe Grebmeier Forget pendant qu’elle performe, semblant parfois vouloir la dévorer. Elle est elle aussi un miroir, une surface sur laquelle l’artiste s’observe et transige avec elle-même. Comme les éléments de sa performance qui révèlent à leur tour d’autres éléments, Grebmeier Forget explore sa propre multiplicité – sa pratique artistique devient le miroir ultime.

Comme artiste de performance, Grebmeier Forget tient compte de la façon dont le corps se meut au sein d’une installation à travers l’espace et le temps. Dans JE N’EN FINIRAI PAS DE SOULEVER TOUS CES VISAGES, l’image de votre propre corps vous suit tandis que vous vous déplacez d’un miroir à l’autre pour essayer les différents visages – vous faites du lèche-miroir. Le sol en damier vert ancre chaque portrait dans une (fausse) perspective, tout en évoquant le mouvement par ses teintes de vert ondoyantes. Finalement, la lumière verte qui submerge le·la visiteur·euse à l’entrée s’avère intentionnellement éblouissante: lorsque les récepteurs de lumière des yeux sont fatigués par une couleur, la vision se teinte de la couleur complémentaire de celle-ci, dans ce cas précis le rose. La métaphore devient évidente – les yeux sont comme des lunettes roses, un filtre analogue se déplaçant au sein d’un non-espace qui ressemble à un jeu, tandis que vous vous observez vous observer.

Live drawing
Cours de dessin avec modèle vivant, années 1920. Photographe: J.A. Lindh. L’université Aalto.

L’installation est arrangée d’une façon qui rappelle les ateliers de dessin de modèle vivant. Dans cette activité, l’objet d’attention est souvent un corps nu se tenant au centre, entouré d’autres. Le corps est exposé et surélevé pour être étudié et observé, voire disséqué.

Le corps nu diffère du corps dénudé. Le corps se ressent comme dénudé en raison de l’absence de vêtements, certes, mais surtout de la présence d’un spectateur qui regarde ce corps en état de dénudement. Le nu est la perception de ce corps dénudé, et exige du spectateur de le voir comme un objet, «plus précisément un objet de vision, un spectacle» [7]. Lorsque dénudé, le corps s’offre en performance et séduit afin de satisfaire le regard du spectateur sans jamais le questionner [8]. Pour le spectateur, le corps devient un nu; celui-ci comprend alors que son apparence influence son traitement, et apprend à s’évaluer et à s’ajuster pour protéger sa nudité.

Dans ce contexte, regardeur·euse et regardé·e se confondent dans la substitution du papier canevas par des miroirs, demeurant tourné·e·s vers l’intérieur de manière à renvoyer directement le regard des observateur·trice·s. La subversion des attentes provoque un sentiment de surprise et d’impréparation – le premier instant de dénudement – tandis que l’on ressent la présence des autres regards. Tous les portraits qui en résultent peuvent ainsi être considérés comme des nus. Le soi a été voilé à la fois par le regard qui l’a transformé et par sa volonté de se transformer pour ce même regard.

L’effet est d’autant amplifié lorsque l’on considère une autre structure qu’évoque la forme de l’installation: le panoptique [9]. Le principe de surveillance du panoptique requiert deux éléments: une figure de surveillance centrale ainsi que des sujets surveillés – le «gardien» et les «prisonniers». Traditionnellement, le gardien demeure invisible et peut observer chacun des sujets surveillés en même temps à partir du centre. En s’inspirant de ce cadre, on peut extrapoler l’identité des «prisonniers», du «gardien » et de la «structure» elle-même au panoptique de Grebmeier Forget; ici, ils sont la société et son regard inquisiteur sur l’autoreprésentation. Un·e participant·e qui regarde dans le miroir a douloureusement conscience de soi-même et de toutes les autres personnes présentes dans la salle. On ne surprend le regard de l’autre qu’en regardant l’autre soi-même, de là l’impulsion qui pousse à surveiller, à protéger ou à contrôler l’image de soi. Finalement, une fois le regard inquisiteur internalisé par chacune des personnes dans la salle, le besoin d’une réelle figure de surveillance disparaît – chacun peut exercer soi-même ce regard inquisiteur et ainsi automatiser le processus de correction sociétale.

Voilà peut-être pourquoi l’artiste aspirait à faire de nous des filtres analogues teintés de rose: afin d’intercepter nos yeux pour qu’ils voient différemment, de nous débarrasser de la rigidité et des limites de la représentation valide. Ultimement, le maquillage est un pigment, un outil qui façonne le visage et le corps dans une forme nouvelle et différente. Il propose aux personnes qui le portent de nouvelles façons d’exister, les invite à traverser la frontière entre le soi et le non-soi (au sein d’un non-espace sûr) afin de vivre une expérience extra-corporelle. Ce processus peut être constructif pour l’ego; grâce à la fragmentation du soi, le corps peut comprendre ce qui fait ou ne fait pas partie de lui ainsi que ce qu’il peut devenir. C’est une occasion d’être plus vrai, lorsque ce que voient les autres de l’extérieur ne reflète pas ce qui est ressenti à l’intérieur. Le miroir n’est jamais qu’un miroir. Dans l’installation de Grebmeier Forget, les miroirs sont des fenêtres et des canevas. Les participant·e·s sont aussi des canevas, s’observant l’un·e et l’autre tout en apprenant à se modeler.

Bibliographie

1. [Traduction libre] Ashworth, Sasami. «I Was A Window». 2019, Domino Recording Co Ltd. Consulté le 4 avril 2023.
2. Bourke, Joanna. «The Great Male Renunciation: Men’s Dress Reform in Inter-War Britain». Journal of Design History Vol. 9, No. 1 (1996): 23. https://www.jstor.org/stable/3527211.
3. [Traduction libre] Russell, Legacy. Glitch Feminism: A Manifesto (Londres, Royaume-Uni: Verso, 2020).
4. Cahun, Claude. Aveux Non Avenus. Paris: Éditions du Carrefour, 1930.
5. Canitrot, Armelle. «Cahun Claude (1894-1954)». Encyclopædia Universalis [en ligne]. Consulté le 4 avril 2023. https://www.universalis.fr/encyclopedie/claude-cahun/.
6. Butler, Judith. 2006. «Gender Trouble.» Routledge Classics. Londres, Angleterre: Routledge.
7. Berger, John. «Chapter 3 of Ways of Seeing by John Berger.» Ways of Seeing. Consulté le 13 avril 2023. https://www.ways-of-seeing.com/ch3.
8. L’utilisation du masculin réfère au regard de l’homme dans la tradition du nu, où il est supposé que la peinture du nu est faite par un homme, et que le sujet de sa peinture est la femme. Pour en savoir plus, voir : Berger, «Chapter 3».
9. Steadman, Philip. «Samuel Bentham’s Panopticon».Journal of Bentham Studies, 2012. https://doi.org/10.14324/111.2045-757x.044.

Plateforme

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

Auteur: Long Bui

La pratique artistique de Long Bui (il/iel) s’étend de la photographie à la poésie en passant par le design graphique. Son œuvre explore l’identité du point de vue de la non-conformité de genre et de la pleine conscience bouddhiste. Il comprend que le changement est la seule véritable certitude et tente par sa pratique de faire face à la nature de l’impermanence – vô thường –, tout en explorant sa propre place et celle des autres au sein d’un collectif diasporique.

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