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Vue d’installation, Conditions d’utilisation, 2023, Fondation PHI. Wu Tsang, The Looks, 2015 © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay

L’intermédiarité de The Looks de Wu Tsang

  • Article
  • Fondation PHI
Par  Belen Blizzard  &  Inès Allard

The Looks (2015) est une installation vidéo à deux canaux de l’artiste Wu Tsang, et un segment du projet A day in the life of bliss. Dans ces œuvres, nous suivons la jeune interprète Bliss (jouée par Tosh Basco), pop-star de jour et artiste de la scène underground de nuit, qui vit dans un monde où l’intelligence artificielle (IA), appelée «The Looks», contrôle la pensée humaine. Cette IA, imaginée par Tsang, s’inspire de nos systèmes actuels de métadonnées basés sur des algorithmes. Elle suit toutes les interactions entre les gens et rend la société dépendante. «The Looks» se nourrit de cette culture obsédée par la célébrité, dans laquelle Bliss dérive lentement. Heureusement, elle fait partie de cette minorité d’humain·es né·es avec deux cœurs, ce qui lui donne la capacité innée d’ébranler le régime de l’IA. Toutefois, pour réaliser pleinement son potentiel, elle doit d’abord s’accepter.

Dans cette conversation, nous, Belen Blizzard et Inès Allard, présentons nos points de vue sur l’œuvre The Looks et les réactions qu'elle a suscitées en nous après l'avoir vue. Dans ce texte, nous discutons de la façon dont la performance est utilisée comme canal de narration et d’émotion, de la façon dont ce film de science-fiction résonne dans notre présent et des différentes dualités présentes dans cet extrait de l’histoire de Bliss.

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Vue d’installation, Conditions d’utilisation, 2023, Fondation PHI. Wu Tsang, The Looks, 2015 © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay

Belen: J’ai vraiment été frappé·e par la prédominance de la dichotomie entre «être vu·e» et «être invisible» dans le film. Alors que Bliss chante qu’elle est «intouchable», son apparence rencontre des problèmes techniques. Le mythe selon lequel il est possible de se distancer des autres se révèle dysfonctionnel. Pendant sa performance, Bliss est présentée de façon hypervisible, ce qui ne peut la rendre que «touchable». J’ai également trouvé son costume fascinant: les paillettes qui recouvrent tout son corps semblent servir à la fois d’armure et de cage, illustrant une interaction entre protection et vulnérabilité. En transformant son apparence, elle arrive à se sentir détachée de sa condition d’humaine. Toutefois, ce détachement est temporaire et fugace. Le fait d’être visible nous le rappelle constamment.

Inès: Pour moi, la première chose qui m’a marqué·e, c’est la prestation de boychild (le nom de scène de Tosh Basco) et la façon dont Wu Tsang a su la rendre grâce à son style cinématographique. J’ai d’abord porté mon attention sur l’émotion transmise par le film. Il est intéressant de voir comment l’artiste a transposé une performance en direct, que l’on appelle une expérience IRL (pour «in real life» ou «dans la vraie vie»), en film. J’étais absorbé·e par le récit et le mouvement, comme si j’étais dans la même pièce que Bliss. En étant pleinement investi·e dans la vie de Bliss, ce personnage à l’apparence et au mouvement qui m’ont subjugué·e, j’ai l’impression, d’une certaine façon, d’avoir participé au film The Looks. J’avais envie d’en savoir plus. Wu Tsang utilise le style onirique, surtout dans la première partie du film, ce qui m’a donné l’impression, en tant que spectateur·trice, que Bliss n’était pas réelle, qu’elle flottait plutôt dans un monde imaginaire.

Je trouve intéressant de voir comment, grâce à la science-fiction, Tsang dépeint notre contemporanéité de manière juste et pertinente, tout en effleurant aussi la fiction. Par là, j’entends la façon dont Tsang présente ses images, qui font penser à un rêve à certains moments du récit. On peut presque sentir Bliss, et même les autres personnages, dériver inconsciemment à travers ce métavers, ce royaume technologique. Comme nous en ce moment (rires)! Je crois qu’on est sous l’emprise de la technologie ou qu’on l’utilise pour se contrôler les uns les autres. Tout évolue tellement vite aujourd’hui. On se gave constamment de nouvelles informations d’une façon qui, la plupart du temps, se veut envahissante. Mais je pense aussi qu’on a encore le libre arbitre, et qu’on décide collectivement d’y faire face, de s’adapter ou même de rentrer dans le moule. C’est difficile de calmer nos pensées lorsque tout se bouscule autour de nous. J’ai l’impression que Bliss vit quelque chose de semblable et qu’elle ne contrôle pas pleinement son expérience. La voix hors champ, que je crois être celle de l’IA «The Looks» en personne ou bien peut-être la petite voix dans la tête de Bliss, remet en question ses choix et sa vision de la réalité.

Belen: C’est tout à fait ça! On a l’impression que le monde dépeint dans l’œuvre de Wu Tsang est très semblable au nôtre. Il s’agit d’une version augmentée et quelque peu futuriste, mais comme tu l’as souligné, il correspond beaucoup à notre réalité actuelle. La technologie domine nos vies de façon terrifiante. Elle structure nos relations, nos communications, notre horaire, nos possibilités de carrière, et, plus profondément encore, notre perception du monde, notre capacité de concentration, nos croyances intériorisées. Tu parlais de l’esthétique du rêve. Pour moi, c’est le reflet d’une certaine dissociation que l’on vit en ligne, particulièrement sur les médias sociaux, qui est représentée dans le film par les yeux de la protagoniste qui deviennent blancs. Pour nous, cela reste difficile à nommer ou à comprendre, mais on sait à quel point notre dépendance à la technologie nous perturbe. En ce sens, le film nous offre l’occasion d’être plus critiques à l’égard de notre relation avec la technologie. La performance de Bliss m’a fait me sentir bizarre, elle m’a provoqué un certain malaise…

Inès: Oui, assurément!

Belen: Tu sais, ce sentiment bizarre… Je me disais: «Comme elle ne semble pas à l’aise!». Par conséquent, je ne l’étais pas, moi non plus. Quelque chose à propos de la foule me gênait aussi. Le fait d’être dans la même position qu’elle, en tant que spectateur·trice, me semblait presque relever de l’exploitation. On pourrait voir cela comme une métaphore de la technologie. Tu l’as dit plus tôt: la notion de contrôle est omniprésente dans notre utilisation de la technologie, et ces plateformes profitent énormément de notre dépendance à leur égard, ce qui est intrinsèquement abusif. C’est aussi fondamentalement la façon dont le capitalisme fonctionne (rires)!

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Vue d’installation, Conditions d’utilisation, 2023, Fondation PHI. Wu Tsang, The Looks, 2015 © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay
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Vue d’installation, Conditions d’utilisation, 2023, Fondation PHI. Wu Tsang, The Looks, 2015 © Fondation PHI pour l’art contemporain, photo: Richard-Max Tremblay

Belen: Il y a beaucoup de dualités représentées dans le film, de l’expression de genre de Bliss, qui existe dans un espace d’ambiguïté, à son costume et à sa performance, qui semblent faire le pont entre humanité et non-humanité… Il y a aussi la chanson. Elle traite de la dualité entre le désir d’être «intouchable» et l’échec instantané de ce désir, lequel s’explique par le fait que Bliss est une «vraie» personne dans le monde réel. Autrement dit, elle ne peut pas échapper au contact des autres. Ce désir de fuir l’inévitabilité du toucher est en partie ce qui m’a fait me sentir mal à l’aise. Le toucher est destructeur. Et transformateur, et terrifiant et beau. Ce qui est vraiment spécial dans le fait d’être humain·e, c’est l’impossibilité d’échapper aux écueils qui découlent du contact humain.

Inès: C’est très intéressant parce que j’ai lu récemment que la capacité de boychild à transmettre les émotions et les sentiments humains en les incarnant avait provoqué une résonance chez Tsang. [1]

Belen: Exactement! La capacité de Basco à transmettre autant d’émotions et de connaissances par le mouvement est impressionnante. Dans sa prestation de Bliss, tout particulièrement lorsque le personnage est sur scène, la friction entre «intouchabilité» et «impossible intouchabilité» se ressent dans les mouvements de son corps. Sa performance est remplie d’interruptions. En examinant son expression faciale, on peut la voir osciller entre une performance fluide digne d’une superstar et une interprétation empreinte de souffrance et de supplication. Quand elle chante «contact, contact», c’est un peu comme un appel à l’aide. Une sorte d’humaine devenue cyborg qui reste, en réalité, humaine, suppliant pour quelque chose d’autre, quelque chose de différent, une vie affranchie de l’hypervisibilité et de la surveillance continue.

Inès: Exactement! Ce que tu viens de décrire surpasse la dualité. Tsang a exploré ce qu’elle appelle «l’intermédiarité» dans son travail, c’est-à-dire «un état dans lequel les gens et les idées ne peuvent être décrits en termes binaires» [2]. C’est exactement ce que l’on voit. Le corps, l’esprit et la fiction s’effondrent, se conjuguent, se transforment et se transcendent.

Belen: Oui! De plus, sachant que Tsang et Basco travaillent en étroite collaboration avec le théoricien Fred Moten, je ne peux m’empêcher de penser à un néologisme qu’il a créé avec son collaborateur Stefano Harney: «hapticalité». Dans leurs propres mots, l’hapticalité est «la capacité de ressentir à travers les autres, de ressentir les autres à travers soi et de ressentir qu’ils vous ressentent». [3] Ce sentiment est celui qui nous lie les uns aux autres. Il brouille les frontières et met vraiment en lumière, comme tu l’as dit, la capacité du corps, de l’esprit et de la fiction à surpasser n’importe quelle dualité. De par sa nature haptique, Bliss ne peut pas assouvir son désir d’être intouchable. C’est un peu comme si, en ressentant le public, les écrans pointés vers elle, l’éclairage et la surveillance, cet échange d’émotions, de la porosité d’être dans le monde réel, et de l’inévitabilité d’être touchée provoquaient son effondrement sur scène.

Inès: Oui, c’est très bien dit! J’ai une dernière chose à dire au sujet de la performance de Basco qui a vraiment retenu mon attention. Dans la première partie du film, il y a une scène dans laquelle Bliss, couverte d’une poudre blanche, se penche et se tord à la manière des danseur·euse·s dans les spectacles de danse butô[4]. Le Butô, cet art qui combine la danse et le théâtre, a été créé par deux chorégraphes japonais (Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno) après la Seconde Guerre mondiale. La pratique de la danse en soi est difficile à définir, ce qui fait aussi partie de sa beauté, car elle ouvre la porte à une multitude d’interprétations. De mon point de vue, cette manière dont les danseurs·ses butô déforment leur corps et leur visage présente une analogie avec la souffrance, la détresse et même la transition vers la mort, ce qui met en lumière l’intermédiarité de la spiritualité, le fait que la vie et la mort sont toujours en dialogue et en relation. Bliss oscille dans une multitude d’univers différents.

Belen: Oui, et sa performance est tellement révélatrice de cette oscillation. Le film se termine tandis qu’elle bogue et se désintègre. Cette rupture laisse le·la spectateur·trice dans l’inconnu. De plus, les mouvements de Bliss représentent, en quelque sorte, cette interaction entre la vie et la mort. De la souffrance à la performance, de l’aspect humain à la peau pailletée, on a l’impression que Bliss est constamment sur le point de s’effondrer ou de disparaître dans l’abîme numérique, dans une marchandisation extrême qui ne laisse aucune place à son humanité.

Pour ma part, je pense que The Looks souligne vraiment l’importance du mouvement. En tant que personne passionnée par le langage, je trouve fascinant de ressentir et de comprendre autant de choses d’un film en partie structuré par le langage, mais principalement centré sur le mouvement. J’ai été touché·e par la beauté de la transposition. L’habilité de Tsang à rendre la performance de Bliss et à offrir à l’audience une expérience palpable et tangible à ce point est vraiment incroyable. De plus, je présume que ce film alimente la peur de la surveillance. Après réflexion, cette œuvre a renforcé mon propre malaise face à la technologie. J’essaie de changer mon rapport à la technologie, car il est irréversible. Je pense aussi qu’il y a beaucoup de possibilités génératrices liées à la croissance technologique. Selon moi, cet épisode du récit de Bliss ne fait pas particulièrement ressortir cet aspect, mais le film témoigne de ces possibilités.

Inès: La façon dont Tsang et Basco ont réussi à combiner leurs pratiques artistiques pour transmettre des émotions à travers un univers teinté de science-fiction m’a touché·e. The Looks m’a permis de comprendre comment la narration peut prendre de nombreuses formes, et comment elle est vraiment génératrice. Créer un monde imaginaire qui nous aide à assimiler notre réalité actuelle relève d’une grande puissance. Je me suis senti·e très inspiré·e par la puissance que Basco incarne dans sa performance et par les fruits transformateurs de l’imagination de Tsang.

Bibliographie

[1] Holly Connolly. «Wu Tsang on communicating underground spaces in the age of social media», The Vinyl Factory, 27 novembre 2018, https://thevinylfactory.com/features/wu-tsang-the-looks-interview/.
[2] Alex Greenberger. «Take Me Apart: Wu Tsang’s Art Questions Everything We Think We Know About Identity», ARTnews, 26 mars 2019, https://www.artnews.com/art-news/artists/wu-tsang-12224/.
[3] Stefano Harney et Fred Moten. The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study. Autonomedia/Minor Compositions, Brooklyn, 2013, chapitre 6, «Fantasy in the Hold».
[4] James Kim. «Butoh, Explained», Université du Michigan, 2019, https://ums.org/2019/10/17/butoh-explained/.

Plateforme

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

Auteur·trice·s

Belen Blizzard
Belen Blizzard (iel) est un·e artiste inscrit·e à l’Université Concordia en études féministes, des genres et des sexualités.

Inès Allard
Inès Allard (iel) est artiste et coordonnateur·trice de l’expérience des visiteur·euse·s à la Fondation PHI pour l’art contemporain.

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