Belen: Il y a beaucoup de dualités représentées dans le film, de l’expression de genre de Bliss, qui existe dans un espace d’ambiguïté, à son costume et à sa performance, qui semblent faire le pont entre humanité et non-humanité… Il y a aussi la chanson. Elle traite de la dualité entre le désir d’être «intouchable» et l’échec instantané de ce désir, lequel s’explique par le fait que Bliss est une «vraie» personne dans le monde réel. Autrement dit, elle ne peut pas échapper au contact des autres. Ce désir de fuir l’inévitabilité du toucher est en partie ce qui m’a fait me sentir mal à l’aise. Le toucher est destructeur. Et transformateur, et terrifiant et beau. Ce qui est vraiment spécial dans le fait d’être humain·e, c’est l’impossibilité d’échapper aux écueils qui découlent du contact humain.
Inès: C’est très intéressant parce que j’ai lu récemment que la capacité de boychild à transmettre les émotions et les sentiments humains en les incarnant avait provoqué une résonance chez Tsang. [1]
Belen: Exactement! La capacité de Basco à transmettre autant d’émotions et de connaissances par le mouvement est impressionnante. Dans sa prestation de Bliss, tout particulièrement lorsque le personnage est sur scène, la friction entre «intouchabilité» et «impossible intouchabilité» se ressent dans les mouvements de son corps. Sa performance est remplie d’interruptions. En examinant son expression faciale, on peut la voir osciller entre une performance fluide digne d’une superstar et une interprétation empreinte de souffrance et de supplication. Quand elle chante «contact, contact», c’est un peu comme un appel à l’aide. Une sorte d’humaine devenue cyborg qui reste, en réalité, humaine, suppliant pour quelque chose d’autre, quelque chose de différent, une vie affranchie de l’hypervisibilité et de la surveillance continue.
Inès: Exactement! Ce que tu viens de décrire surpasse la dualité. Tsang a exploré ce qu’elle appelle «l’intermédiarité» dans son travail, c’est-à-dire «un état dans lequel les gens et les idées ne peuvent être décrits en termes binaires» [2]. C’est exactement ce que l’on voit. Le corps, l’esprit et la fiction s’effondrent, se conjuguent, se transforment et se transcendent.
Belen: Oui! De plus, sachant que Tsang et Basco travaillent en étroite collaboration avec le théoricien Fred Moten, je ne peux m’empêcher de penser à un néologisme qu’il a créé avec son collaborateur Stefano Harney: «hapticalité». Dans leurs propres mots, l’hapticalité est «la capacité de ressentir à travers les autres, de ressentir les autres à travers soi et de ressentir qu’ils vous ressentent». [3] Ce sentiment est celui qui nous lie les uns aux autres. Il brouille les frontières et met vraiment en lumière, comme tu l’as dit, la capacité du corps, de l’esprit et de la fiction à surpasser n’importe quelle dualité. De par sa nature haptique, Bliss ne peut pas assouvir son désir d’être intouchable. C’est un peu comme si, en ressentant le public, les écrans pointés vers elle, l’éclairage et la surveillance, cet échange d’émotions, de la porosité d’être dans le monde réel, et de l’inévitabilité d’être touchée provoquaient son effondrement sur scène.
Inès: Oui, c’est très bien dit! J’ai une dernière chose à dire au sujet de la performance de Basco qui a vraiment retenu mon attention. Dans la première partie du film, il y a une scène dans laquelle Bliss, couverte d’une poudre blanche, se penche et se tord à la manière des danseur·euse·s dans les spectacles de danse butô[4]. Le Butô, cet art qui combine la danse et le théâtre, a été créé par deux chorégraphes japonais (Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno) après la Seconde Guerre mondiale. La pratique de la danse en soi est difficile à définir, ce qui fait aussi partie de sa beauté, car elle ouvre la porte à une multitude d’interprétations. De mon point de vue, cette manière dont les danseurs·ses butô déforment leur corps et leur visage présente une analogie avec la souffrance, la détresse et même la transition vers la mort, ce qui met en lumière l’intermédiarité de la spiritualité, le fait que la vie et la mort sont toujours en dialogue et en relation. Bliss oscille dans une multitude d’univers différents.
Belen: Oui, et sa performance est tellement révélatrice de cette oscillation. Le film se termine tandis qu’elle bogue et se désintègre. Cette rupture laisse le·la spectateur·trice dans l’inconnu. De plus, les mouvements de Bliss représentent, en quelque sorte, cette interaction entre la vie et la mort. De la souffrance à la performance, de l’aspect humain à la peau pailletée, on a l’impression que Bliss est constamment sur le point de s’effondrer ou de disparaître dans l’abîme numérique, dans une marchandisation extrême qui ne laisse aucune place à son humanité.
Pour ma part, je pense que The Looks souligne vraiment l’importance du mouvement. En tant que personne passionnée par le langage, je trouve fascinant de ressentir et de comprendre autant de choses d’un film en partie structuré par le langage, mais principalement centré sur le mouvement. J’ai été touché·e par la beauté de la transposition. L’habilité de Tsang à rendre la performance de Bliss et à offrir à l’audience une expérience palpable et tangible à ce point est vraiment incroyable. De plus, je présume que ce film alimente la peur de la surveillance. Après réflexion, cette œuvre a renforcé mon propre malaise face à la technologie. J’essaie de changer mon rapport à la technologie, car il est irréversible. Je pense aussi qu’il y a beaucoup de possibilités génératrices liées à la croissance technologique. Selon moi, cet épisode du récit de Bliss ne fait pas particulièrement ressortir cet aspect, mais le film témoigne de ces possibilités.
Inès: La façon dont Tsang et Basco ont réussi à combiner leurs pratiques artistiques pour transmettre des émotions à travers un univers teinté de science-fiction m’a touché·e. The Looks m’a permis de comprendre comment la narration peut prendre de nombreuses formes, et comment elle est vraiment génératrice. Créer un monde imaginaire qui nous aide à assimiler notre réalité actuelle relève d’une grande puissance. Je me suis senti·e très inspiré·e par la puissance que Basco incarne dans sa performance et par les fruits transformateurs de l’imagination de Tsang.