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The Bite [La Piqûre]: Helmut et les moustiques.

Affinité aérienne: Isadora Neves Marques et l’art de (re)produire des affinités en temps de crise naturelleculturelle

  • Article
  • Fondation PHI
Par  Fiona Vail

Ma politique n’est pas du tout représentative, […] mais spéculative.

– Isadora Neves Marques, «Toxicity and Immunology» [Toxicité et immunologie], 2020 [1]

Les 12 et 13 juin 2023, la Fondation PHI a présenté une série de projections et de performances sous le titre Peau aérienne. Organisé par la gestionnaire de la galerie et commissaire adjointe Victoria Carrasco, l’événement a rassemblé de nombreux·ses artistes de différents milieux pour examiner comment les technologies, figuratives et autres, entrent en jeu dans les questions d’identité, notamment d’identité autochtone et queer. Un mot guidait cette trame de fond: liberté. 

Dans Peau aérienne, la liberté se vit en relation. Dans ce cas, non seulement la liberté se définit par la capacité d’une personne d’agir pour elle-même, mais aussi par son état en relation avec son environnement, la politique ou autre [2]. L’événement cherche à imaginer un concept utopique de cette liberté, où les corps peuvent exister et se raconter sous des formes toujours émergentes et sans contraintes [3]. Si l’on prend le titre de l’événement «Peau aérienne» pour faire référence à un certain type de libération, alors, ce n’est pas une référence à la transcendance du corps (une mue de la peau, comme un «geste de libération» [4]), mais plutôt à une corporéité qui est elle-même libre, par ses relations tout comme en leur sein et de son environnement. Une corporéité qui est queer, incarnée, anticolonialiste et férocement politique. Les œuvres présentées dans Peau aérienne s’appuient donc sur diverses technologies et images figuratives (de la représentation à l’animation et de la danse à l’immobilité pensive) pour imaginer une telle liberté, souvent au sein des positionnalités et expériences de leurs créateur·trice·s. Parmi ces œuvres figurent deux films de l’artiste portugais·e queer Isadora Neves Marques (elle/iel): The Bite [La Piqûre] (2019) et Becoming Male in the Middle Ages [Devenir homme au Moyen Âge] (2022). 

Les œuvres de Neves Marques jouent un rôle inusité dans le programme Peau aérienne, notamment en ce qui a trait à leur esthétique cronenbergienne [5] et à leur approche distinctement narrative, qui font le pont entre la science-fiction et le drame queer. Dans The Bite, trois personnages, Tao, Calixto et Helmut, entretiennent une relation polyamoureuse au milieu de l’épidémie de Zika au Brésil [6]. Parallèlement, Helmut, biologiste, travaille dans un laboratoire où les moustiques mâles porteurs du virus sont génétiquement modifiés pour perturber la reproduction et la croissance de la population.

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Becoming Male in the Middle Ages: Mirene (à gauche) et Vincente (à droite).

Becoming Male in the Middle Ages présente le drame de deux couples, Mirene et André, et Carl et Vincente, qui tentent (et s’efforcent) de se reproduire. Pendant que Mirene et André se débattent avec l’infertilité causée par la crise écologique, Vincente et Carl font plusieurs tentatives en utilisant une technologie biomédicale expérimentale qui permet à Vincente de porter un ovaire implanté dans son corps, ce qui entraîne un processus de dépendance de personne porteuse que les personnages appellent «grossesse masculine».

Dans les deux films, les relations et les identités des personnages humains se déroulent dans un monde plus vaste où les questions de crise écologique, de biotechnologies, de reproduction et d’identité queer entrent en conflit. Dans The Bite, le personnage Tao, femme trans [7], examine les diagrammes de grossesse des personnes ayant un pénis, tandis qu’une moustiquaire la protège du virus extérieur. Pendant ce temps, Helmut se livre à la production et à la diffusion d’une arme biologique (les moustiques mâles impuissants), avant de retourner chez lui dans sa propre relation tendue, intime et étouffante. Dans Becoming Male in the Middle Ages, le végétalien André tombe malade en consommant un morceau de (non)viande cultivée à partir de cellules souches. Ailleurs, Vincente porte dans son corps un nombre incalculable d’ovaires provenant de banques d’organes cryogéniques; les personnes porteuses et donneurs d’organes ne sont pas nommés et sont inconnus. Plus tard dans le film, une série de peintures murales d’animaux (un tigre, un chimpanzé, une antilope) apparaissent à l’écran; leurs équivalents vivants n’apparaissent jamais.

Ces éléments forment un réseau chaotique de relations où des acteurs non humains (et humains invisibles), des moustiques aux cellules souches en passant par les fœtus potentiels, jouent des rôles tout aussi puissants que ceux des protagonistes. «La nature est en train de changer», déclare Helmut aux spectateurs. «Comprenez-vous?» [8]

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Becoming Male in the Middle Ages: Mirene (avant-plan) et André (arrière-plan).

Cette nature «changeante» (et la relation plurispécifique dont elle parle) est peut-être le plus clairement illustrée dans les approches cinématographiques sur la reproduction. En effet, cette réplique d’Helmut est elle-même une réponse aux habitudes d’accouplement des moustiques. Ensemble, The Bite et Becoming Male in the Middle Ages présentent la reproduction comme une chose à la fois générative et destructive, intime et stérile. Pour les personnages d’André et de Vincente, la production de bébés est un processus de création de parenté qui, à son tour, les (re)produira en tant que parents [9] (une photo de la sculpture La Maternidad [La Maternité] de 1989 de l’artiste Fernando Botero apparaît brièvement à l’écran). Pour Mirene, il s’agit d’un processus par lequel les femmes et les parties de leur corps sont mises en marché et utilisées à mauvais escient et, dans le cas des ovaires de Vincente, «rendues invisibles afin d’assurer leur statut de non-parenté» [10]. Pour Helmut, le contrôle de la reproduction est à la fois un moyen de génocide et d’écocide. «Si vous voulez modifier la population, il est évident qu’aucun autre outil ne fonctionnera.» [11]

Ces divers moments présentent la reproduction comme un type de création de sujets relationnels qui peuvent à la fois produire de nouveaux liens de parenté et (re)produire des systèmes de violence et de pouvoir. Comme l’exprime Neves Marques, «le contrôle de la reproduction», ainsi que les intimités réglementaires et normatives, est «au cœur» des processus coloniaux et, par extension, des processus de violence écologique [12] Ce contrôle est lui-même lié à la notion moderne de «Nature», qui, selon Neves Marques, «a servi à domestiquer et à “déshumaniser” la terre et ses animaux, ainsi qu’à contrôler les corps subalternes […] et, à partir de là, à rigidifier les notions de reproduction, de genre et de sexualité, mais aussi de simples liens de parenté au-delà de l’être humain.» [13]

«La nature est en train de changer.»

Le changement de reproduction, les nouvelles relations intimes qui se déroulent, repenser la parenté s’opposent à la «nature» qui a prescrit leur normativité.

«Comprenez-vous?»

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The Bite [La Piqûre]: Tao.

Le drame environnemental des mondes de Neves Marques ne fait donc pas partie de l’anthropocène. Ce n’est pas une «nature» qui est irrémédiablement modifiée par la «culture». Il s’agit plutôt d’une prise de conscience naturelle et culturelle [14]. Il marque le moment où l’homme des Lumières prend conscience qu’il ne peut pas éliminer ce qu’il a essayé d’éliminer pendant des siècles: qu’il est un animal, enraciné dans un réseau de relations avec d’autres animaux; qu’il n’y a pas de «nature» qu’il doit dominer, pas de «culture» avec laquelle il peut créer l’ordre, et qu’il n’y en a jamais eu; qu’il est une «créature de boue, et non du ciel» [15]; qu’il n’y a pas de monde ou de corps entièrement extérieur au sien parce que «nos corps ne nous appartiennent jamais entièrement» [16]. Cette «nature» n’est pas en train de «changer», telle une entité jusqu’alors pure se rebellant contre lui, mais plutôt que sa force en tant que concept se désagrège jour après jour; tout comme les modèles, reproducteurs et autres, imposés et normalisés, sont de plus en plus surpassés, confus et éclatés.

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Becoming Male in the Middle Ages: Vincente (à gauche) et Carl (à droite).

Comment, alors, tout cela est-il lié au modèle de liberté présenté dans Peau aérienne?

Tout comme l’utopie évoquée dans le commissariat du projet, la liberté présentée par Neves Marques est puissamment spéculative et imaginative. La reconnaissance naturelleculturelle dans ses films, comme le «Moyen Âge» auquel elle fait référence, est un moment de transition: un précipice, une potentialité qui attend d’être réalisée, d’être suivie d’une «Renaissance» [17]. Il s’agit d’un moment où «les rôles stéréotypés sont contestés» [18], décrit dans tout leur potentiel biosocial et technologique désordonné; où les ontologies s’effondrent et sont réformées; où les relations entre les corps sont éclatées et offertes à la réécriture, aux fins de (re)production. Cette (re)production n’a pas encore eu lieu; le rapport entre Tao, Calixto et Helmut est tendu et empli de possibilités et de malaise, tout comme le modèle de famille encore inachevé suggéré par Mirene lorsqu’elle propose de porter le bébé de Vincente et de Carl. Toutefois, le potentiel est là: «Nous pouvons créer notre propre artificialité», déclare Mirene [19]. Une nouvelle artificialité, une nouvelle relationnalité, une nouvelle parenté. Une nouvelle liberté.

Bibliographie

[1] Isadora Neves Marques and Sofia Nunes, «Uma Entrevista com Pedro Neves Marques», dans Toxicidade E Immunologia, (Lisbonne: Contemporanea, 2020), 61-69. https://www.pedronevesmarques.com/texts/PNMandsofianunesContemporanea2020.pdf.

[2] Il est important de souligner les différences entre les termes anglais «freedom» et «liberty», qui ont été évaluées en détail par la spécialiste des médias et des communications Wendy Hui Kyong Chun. Selon Chun, la notion de «liberty» est liée aux institutions (p. ex., les systèmes politiques) alors que la notion de «freedom» ne l’est pas (Wendy Hui Kyong Chun, Control and Freedom: Power and Paranoia in the Age of Fiber Optics, [Cambridge, MA: MIT Press]: 10). Le terme «liberté» («freedom» et «liberty» en anglais), ou la notion plus active de libération, diffèrent également de façon essentielle de l’«émancipation»; différence largement développée dans les théories décolonisées (voir, par exemple: Walter D. Mignolo, «Delinking: The Rhetoric of Modernity, the Logic of Coloniality and the Grammar of De-coloniality», Cultural Studies 21, n° 2 (2007): 449-514). Parce que les œuvres de Neves Marques portent souvent sur «la biotechnologie comme espace biopolitique» (Gasworks, «Interview with Pedro Neves Marques It Bites Back exhibition at Gasworks», 16 mai 2019, vidéo, 4:35 https://www.youtube.com/watch?v=f3lR40ey1qw), aux fins du présent article, nous pourrions considérer ces termes («freedom», «liberty/liberation») comme des termes liés (mais pas toujours interchangeables). Le terme «émancipation» ne sera toutefois pas utilisé.

[3] S’appuyant sur l’histoire politique et artistique du pays d’origine de sa famille, le Chili, et en particulier sur la présidence socialiste de Salvador Allende, Victoria Carrasco s’efforce, dans une grande partie de son travail de commissaire, d’imaginer un moment utopique de libération complète. «C’est donc là la volatilité, je suppose, de Peau aérienne, explique-t-elle. Il y a une notion de liberté, d’être qui vous êtes à un endroit qui l’accueille.» (Carrasco, en conversation.)

[4] Claudia Benthien, Skin: On the Cultural Border Between Self and the World (New York, NY: Columbia University Press, 2002): 83.

[5] En effet, Neves Marques a cité les œuvres de David Cronenberg comme l’une de ses principales influences, en particulier dans le cas de The Bite: Neves Marques et Nunes 2019. Iel fait également référence à la carrière de M. Cronenberg dans: Justin Jaeckle, «Pedro Neves Marques: Corpos Medievais», Contemporânea, septembre 2021.

[6] Même si le lien entre The Bite et le virus zika n’est pas explicite dans le film lui-même, Neves Marques a mentionné que l’élément viral du film était le zika: Gasworks 2019, 00:30.

[7] L’identité de femme trans de Tao n’est jamais clairement exprimée dans le film. On l’appelle ainsi ici, parce qu’elle est ainsi qualifiée dans deux textes liés au site Web de Marques : Neves Marques and Nunes 2019 et Līga Požarska, «The Bite: Nervous Anticipations», Talking Shorts, 2020, https://talkingshorts.com/films/the-bite?fbclid=IwAR1vZF9T6BcrPIU72jOHDf2N1LceACxiUzs-ph7PMgK6oVzERMfS_EWTUzw.

[8] Isadora Neves Marques, dir., A Mordida [The Bite] (Portugal: Portugal Films - Portuguese Film Agency, 2022) Digital, 20:10.

[9] Cette notion de production de parents par la production de bébés (et plus particulièrement les liens entre la production biomédicale de nourrissons et la production capitaliste) est explorée dans: THOMPSON, Charis, Making Parents: The Ontological Choreography of Reproductive Technologies (Cambridge, MA: MIT Press, 2005).

[10] HARAWAY, Donna, When Species Meet (Minneapolis, MN : University of Minnesota Press, 2007), 66.

[11] Neves Marques, dir., A Mordida [The Bite], 11:45.

[12] Neves Marques et Nunes 2019; Isadora Neves Marques et Marco Antelmi, «Interview with Pedro Neves Marques», Droste Effect, 17 janvier 2019. http://www.drosteeffectmag.com/pedro-neves-marques-interview/.

[13] Neves Marques et Antelmi 2019.

[14] Le terme «nature-culture» a été utilisé pour la première fois dans l’essai de Bruno Latour intitulé «We Have Never Been Modern» (1993) pour illustrer la façon dont «nature» et «culture» ne peuvent pas exister indépendamment l’une de l’autre. Plus tard, les mots ont été entièrement combinés en «natureculture» par Donna Haraway dans How Like a Leaf: An Interview with Thyrza Nichols Goodeve (2000), tandis qu’à peu près à la même époque, leur caractère coconstitutif a été développé dans Perception of the Environnement (2000) de Tim Ingold, où l’on fait valoir que «la nature est un concept culturel» est un paradoxe.

[15] Haraway 2007, 3.

[16] Isadora Neves Marques, dir., Becoming Male in the Middle Ages (Portugal: Portugal Films – Portuguese Film Agency, 2022) Digital, 14:45.

[17] Isadora Neves Marques et Līga Požarska, «A Conversation with Pedro Neves Marques: Breaking the Norm», Talking Shorts, septembre 2022. https://www.talkingshorts.com/interviews/breaking-the-normhttps://www.talkingshorts.com/interviews/breaking-the-norm

[18] Marques et Požarska, 2022.

[19] Isadora Neves Marques, dir., Becoming Male in the Middle Ages, 18:45.

Plateforme

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

Auteur·trice: Fiona Vail

Fiona Vail (elle/iel) est étudiante de premier cycle en histoire de l’art et illustratrice. Sa bourse d’études porte sur les naturecultures, les relationnalités plurispécifiques et la colonisation de la langue, en portant une attention particulière à la puissance narrative de l’écriture historique de l’art, qu’elle juge être particulièrement importante, compte tenu de sa positionnalité de colonisatrice blanche. Dans sa pratique artistique, elle se tourne également vers le récit, rassemblant des histoires personnelles, la réception classique et la création de parenté active grâce à des techniques de médias mixtes.

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