Observons d’abord Pablo (2005), «œuvre-peau» prélevée du cochon du même nom. Dans la partie supérieure du dessin, Delvoye a repris un motif de raie typique d’une tradition de tatouage appartenant aux premiers peuples du triangle polynésien, vieille de plus de 3000 ans. Même si chacune des îles de cette région possède sa particularité, les symboles et le graphisme des tatouages présentent de multiples ressemblances. Par exemple, le Tiki, figure de l’ancêtre déifié, est très répandu: les parties de son corps se retrouvent fragmentées, stylisées et recomposées à travers une multitude d’autres motifs, dont celui de la raie, qui incarne la force des éléments marins [1]. De plus, historiquement, le tatoueur des îles Marquises exerçait son art à l’aide d’une gestuelle sacrée, «il était un expert rituel qui devait maîtriser la technique et agir de concert avec les divinités [2]». La pratique du tatouage chez ces communautés s’inscrit donc dans une expression de respect et de dévotion pour le monde animal et le monde naturel.
Par l’appropriation de ce motif de raie, qu’il tatoue de surcroît sur la peau d’un animal, Delvoye, artiste belge et européen, pointe vers une certaine histoire coloniale. Un peu partout dans le «Nouveau Monde», les colonisateurs et les missionnaires européens chrétiens entrent en contact avec différentes pratiques sacrées de tatouage chez les peuples autochtones. Plusieurs y voient une pratique «barbare» et «sauvage», au service d’une religion où l’être humain se conçoit comme physiquement et spirituellement lié à la nature et à l’animal. Ces pratiques et croyances, qui s’expriment par la peau, vont alors à l’encontre des croyances chrétiennes et sont combattues et réprimées. De plus, les premiers peuples tatoués attisent un sentiment ambivalent chez les Européens, un mélange de répulsion, de crainte et de fascination. En effet, dès les premières expéditions, les explorateurs occidentaux ramènent des «spécimens tatoués» pour les exposer en Europe, tels des animaux de foires.