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Illustration de Nicole Kamenovic

L’accès à la culture: réflexion sur l’éducation artistique au Québec

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  • Fondation PHI
Par  Sarah Turcotte

«Démocratiser signifie, d’une part, s’ouvrir au plus grand nombre, faire en sorte que ceux et celles qui traditionnellement ne viennent pas au musée y trouvent désormais des thématiques qui correspondent à leurs préoccupations et à leurs intérêts. Dit autrement: démocratiser le musée consiste à y faire entrer des formes d’expression culturelles qui en étaient précédemment bannies, et par là même y attirer de nouveaux·elles visiteurs·euses. D’autre part, démocratiser signifie aussi aller vers les publics, aller dans d’autres lieux collectifs que le musée [1].»

Depuis la seconde moitié du 20e siècle, on assiste progressivement à l’ouverture publique des musées. Ces institutions entreprennent un «virage vers les personnes» qui marque leur passage de la modernité à la postmodernité [2]. Effectivement, on est de plus en plus conscient·e de la vie collective et on s’engage peu à peu auprès de sa communauté, tandis que le financement public dans le milieu culturel se limite. Reconnaissant dorénavant la valeur des visiteurs·euses tout en étant forcé de s’inscrire sur le marché économique, on entame un projet de démocratisation des arts et de la culture. Dès lors, les publics se voient au centre des activités muséales. Il s’agit non seulement d’atteindre le plus d’individus possible, mais aussi de les fidéliser. Les musées d’art se prêtent donc généreusement à des travaux qui visent l’élargissement de leur communauté ainsi qu’une plus grande accessibilité de leurs contenus et de leurs espaces, notamment par l’élaboration de différentes stratégies de médiation culturelle.

La médiation culturelle peut être définie comme « un ensemble d'actions visant, par le biais d'un·e intermédiaire – le·a médiateur·rice, qui peut être un·e professionnel·le, mais aussi un·e artiste, un·e animateur·rice ou un·e proche –, à mettre en relation un individu ou un groupe avec une proposition culturelle ou artistique (œuvre d'art singulière, exposition, concert, spectacle, etc.), afin de favoriser son appréhension, sa connaissance et son appréciation [3]. »

À la suite de nombreuses années de réflexions théoriques et d’actions concrètes, il est intéressant de se pencher sur l’état actuel du projet de démocratisation des arts, de la culture et des institutions muséales dans le contexte québécois. Les lieux ou les contenus artistiques et culturels sont-ils désormais accessibles? Si oui, quels groupes d’individus cette accessibilité concerne-t-elle?

Selon la plus récente enquête publiée sur les pratiques culturelles des Québécois·es, effectuée par le ministère de la Culture et des Communications (MCC), les personnes qui fréquentent les musées d’art sont éduquées et fortunées [4]. Les données de 2014 indiquent effectivement, dans un premier temps, que la majorité des visiteurs·euses détient au moins un diplôme d’études collégiales (DEC) et plusieurs ont même un diplôme universitaire. Dans un second temps, une corrélation s’observe entre le nombre de visites et les rémunérations: plus les gens ont des revenus élevés, plus ils fréquentent les musées d’art dans une année. Les données démographiques de 2015 sur la population québécoise, quant à elles, révèlent que 50% des ménages disposent de revenus annuels de 60 000$ et plus [5]. Puis, pour ce qui est du niveau de scolarité au Québec, en 2016, on compte 48% d’individus âgés de 25 à 64 ans qui possèdent au moins un DEC, dont 29% qui ont un diplôme universitaire.

Bien que ces données illustrent qu’un certain degré d’éducation de même qu’une sécurité financière existent chez plusieurs Québécois·es, l’enquête du MCC révèle qu’il n’y a que 18% des ménages qui confirment visiter le musée d’art quelques fois dans l’année, environ une fois par mois ou bien au moins une fois par semaine. Par ailleurs, si l’on pose un regard uniquement sur les données des ménages qui ont un revenu annuel de 60 000$ et plus, on remarque qu’il n’y a que 22% d’entre eux qui visitent ces institutions artistiques à plusieurs reprises dans une année. En d’autres termes, ce sont près de 4 familles sur 5 dans la province dont les moyens financiers sont supérieurs à la médiane qui ne fréquentent pas les musées d’art, ou alors très peu. Tout compte fait, on peut s’interroger sur l’efficacité des mesures d’accessibilité mises en place si même une majorité de la portion des Québécois·es relativement éduquée et fortunée ne fréquentent pas nécessairement les musées d’art.

De façon générale, on pourrait lier cette notion d’accès aux coûts, à la proximité ou encore à l’adaptabilité des lieux et des contenus pour les individus ayant des besoins particuliers. Il s’agit notamment de la mise à disposition d’ascenseurs pour les personnes à mobilité réduite ou encore d’audioguides. Puis, on pourrait aussi penser aux moyens de transport disponibles pour se rendre sur place, aux heures d’ouverture, aux langues utilisées, à la présence de vestiaires, de stationnements, d’aires de repos ou de zones familiales, etc. Dans le cadre des musées d’art, compte tenu du niveau d’abstraction de certaines propositions, l’accès semble aussi renvoyer à la capacité à comprendre la vision des artistes ou à interpréter les contenus culturels, voire à se les approprier. Par conséquent, les personnes dont le capital financier et le niveau de scolarité sont suffisamment élevés seraient vraisemblablement en mesure de pallier ces difficultés relatives à l’accessibilité. Autrement dit, elles auraient sans doute la capacité de se rendre sur place, de payer les frais d’admission et de transport, d’entrer dans une démarche pour déchiffrer les œuvres, etc. Ainsi, on peut se demander pourquoi même le public pour qui le musée d’art est soi-disant accessible ne le visite pas ou presque.

Plusieurs hypothèses peuvent, certes, être formulées à cet égard. On peut notamment penser à l’omnivorisme, au marché concurrentiel de l’industrie culturelle et de celle des loisirs ou encore au temps libre restreint au sein des ménages où le travail occupe de nombreuses heures qui servent à subvenir aux besoins personnels et à ceux de la famille. Or, il est intéressant de poser une réflexion en ce qui concerne l’information et l’intérêt: est-ce que les Québécois·es sont au courant des activités muséales ou est-ce qu’ils ou elles ont envie d’aller visiter les musées d’art? Comment la culture s’intègre-t-elle au quotidien des citoyens·nes?

Comme le sociologue Jean-Marie Lafortune l’évoque, la médiation culturelle se développe au sein de trois secteurs d’intervention des politiques publiques, soit pour la démocratisation de la culture, la démocratie culturelle et l’éducation artistique. Les questions posées plus tôt suscitent plus particulièrement une discussion concernant l’éducation artistique. Selon le chercheur, celle-ci est soutenue par «les acteurs·rices de l’éducation formelle et informelle», puis elle répond à trois objectifs: «permettre aux élèves et aux étudiants·es, mais plus largement à tous·tes les citoyens·nes, de se constituer une culture personnelle riche tout au long de leur parcours scolaire et de vie; développer et renforcer leurs pratiques artistiques; permettre la rencontre avec des artistes et des œuvres ainsi que la fréquentation de lieux culturels [6]». La relation de nature éducative entre les Québécois·es et la culture est-elle suffisamment nourrie pour qu’un réel intérêt soit semé dans la population à l’égard des musées d’art ou, du moins, afin que ces institutions soient connues des citoyens·nes?

La Loi sur l’instruction publique établie par le Gouvernement du Québec révèle le temps qui doit être alloué aux diverses activités d’enseignement et la répartition des heures parmi les différentes disciplines. Au sein du régime pédagogique de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, on observe globalement que le temps consacré aux arts ne représente qu’une faible portion des activités dans l’ensemble des programmes de formation. De plus, les élèves, selon leur cycle d’études, suivent des cours qui ne sont en lien qu’avec une ou deux disciplines issues du domaine général des arts, soit l’art dramatique, les arts visuels, la danse ou la musique (voir tableau 1) [7].

FONDATION 03 tableau accesculture

Force est de constater qu’il n’y a que 8% de l’année scolaire des élèves de 3e, 4e et 5e secondaires qui est consacrée à une seule discipline des arts sur les quatre proposées. Pourtant, il est connu que l’adolescence représente un moment clé dans la construction de l’identité des individus [8] et, par le fait même, dans la définition de leurs goûts. C’est en effet une période de changements, d’apprentissages et de découverte de soi. De plus, les cours d’art plastique, d’art dramatique, de musique ou de danse offerts dans les écoles sont davantage axés sur la production et moins sur la réception. Beaucoup plus de temps est accordé à l’apprentissage de techniques qu’à l’analyse et à l’interprétation d’œuvres existantes: on veut que les élèves apprennent à peindre ou à jouer d’un instrument plutôt qu’à regarder un tableau ou à écouter de la musique. Par ailleurs, parmi l’ensemble des élèves du réseau public de l’éducation au Québec – du préscolaire au secondaire –, ce ne sont que 14% qui ont fréquenté un musée d’art en 2019 dans un cadre scolaire [9] [10]. Comment les jeunes peuvent-ils développer des connaissances et un intérêt pour les institutions muséales et artistiques si on limite leur contact avec ces milieux? Comment leur curiosité quant aux arts et à la culture peut-elle être éveillée par ces structures d’enseignement? Envisager les disciplines artistiques dès les premières années de la scolarité comme des spécialités isolées du programme général contribuerait-il à leur marginalisation dans la société?

Cette réflexion ne prétend pas à l’exhaustivité. Il serait effectivement pertinent de se pencher sur les données concernant l’éducation artistique dans le secteur scolaire privé. On pourrait aussi s’intéresser à d’autres sphères qui ne relèvent pas nécessairement de l’enseignement formel, mais qui sont couramment côtoyées par les citoyens·nes afin de comprendre leur rapport aux arts et à la culture ainsi que leur influence sur la population à cet égard. On peut penser aux interventions artistiques dans les endroits publics ou encore aux contenus culturels diffusés à la télévision et à la radio. Enfin, en plus des musées d’art, il serait également juste de poser un regard sur la fréquentation d’autres institutions culturelles comme les galeries d’art commerciales et universitaires, les maisons de la culture ou les centres d’expositions. Néanmoins, les données présentées plus tôt montrent que l’éducation artistique est, à un certain point, restreinte dans les écoles publiques du Québec, même si l’on sait aujourd’hui que les institutions culturelles génèrent des retombées positives dans la société. Une récente étude réalisée par Oxford Economics permet d’illustrer la valeur et les bienfaits des GLAM (galeries, bibliothèques, musées et archives) au Canada: les résultats confirment que ces établissements contribuent largement à la santé économique du pays ainsi qu’à la santé de chaque citoyens·nes en plus d’être d’importants moteurs de développement social et pédagogique [11]. Investir davantage dans la promotion et l’enseignement des arts et de la culture apparaît donc comme un choix judicieux pour le Québec.

Bien que la mise en place d’une variété de dispositifs de médiation depuis maintenant quelques décennies ait permis à une diversité d’individus de visiter les musées d’art, c’est encore une majorité appartenant à l’élite sociale et intellectuelle qui les fréquente régulièrement. Notons aussi que la rencontre avec ces sphères artistiques est même limitée au sein de ces groupes privilégiés de la société québécoise. Ainsi, au-delà des questions qui concernent l’accessibilité des lieux et des œuvres, il est possible que le manque d’informations ou d’intérêt soit un enjeu dans le projet de démocratisation de la culture. La relation entre les citoyens·nes et les musées d’art semble toutefois pouvoir être construite et solidifiée par l’éducation artistique. Or, sa limitation au sein des programmes scolaires publics du Québec peut être un facteur qui contribue à maintenir l’écart entre les personnes et les institutions muséales. Il s’agit alors non seulement de développer et d’offrir de nouvelles formes d’accès, mais également d’enseigner et de promouvoir les domaines des arts et de la culture auprès des Québécois·es, voire de repenser et renouveler les approches pédagogiques en ce qui les concerne dans les établissements d’éducation formelle. L’école publique et les politiques culturelles interviennent donc, immanquablement, de façon majeure au sein de cet enjeu, mais quel est le rôle des galeries, des centres d’art ou des musées à cet égard? Doivent-ils ou elles redoubler leurs efforts pour ouvrir davantage leurs portes ou aller directement à la rencontre des personnes à l’extérieur de leurs murs? Un projet pilote a récemment été mis en place au Musée des beaux-arts de Montréal afin de permettre à des élèves de recevoir une partie de leur formation scolaire directement dans le musée en interagissant avec les œuvres. Cette initiative participe inévitablement à la création d’un lien fort et durable entre les individus, les établissements muséaux, les arts et l’ensemble du paysage culturel.

Malgré tout, la représentation inégale de la diversité sociale et culturelle dans les musées d’art ainsi que le caractère exclusif historique que ces institutions portent aujourd’hui influencent aussi sans doute le niveau d’intérêt des individus envers ces lieux. Comment les citoyens·nes du Québec peuvent-ils ou elles tous·tes être interpellés·es ou attirés·es par des espaces réputés pour être fermés et arbitraires? Un travail ne réside donc pas uniquement dans la mise en relation des Québécois·es avec les arts et la culture, mais également dans la structure des institutions muséales et artistiques: on doit déconstruire les préjugés en plus d’adopter des pratiques adéquates qui soutiennent la démocratie des cultures, qui permettent à chaque personne de se reconnaître dans ces institutions culturelles et qui reflètent une véritable justice sociale.

Note
Certaines citations ont été modifiées pour favoriser le langage inclusif dans l’ensemble du texte.

Plateforme

Cet article a été rédigé dans le cadre de Plateforme. Plateforme est une initiative créée et menée conjointement par les équipes de l’éducation, du commissariat et de l’expérience du·de la visiteur·euse de la Fondation PHI. Par diverses activités de recherche, de création et de médiation, Plateforme favorise l’échange et la reconnaissance des différentes expertises des membres de l’équipe de l’expérience du·de la visiteur·euse, qui sont invité·e·s à explorer leurs propres voie/x et intérêts.

Bibliographie

[1] Schiele, B. (2018). Des fourmis, des papillons, des poissons, des sauterelles aux prises avec deux ethnologues de l’exposition. Note sur Ethnographie de l’exposition. Communication & langages, 196(2), 55‑72. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/comla1.196.0055
[2] Montpetit, R. (2002). Les musées, générateurs d’un patrimoine pour aujourd’hui: Quelques réflexions sur les musées dans nos sociétés postmodernes. Dans B. Schiele, Patrimoines et identités (p. 77‑117). Éditions Multimondes.
[3] Aboudrar, B. N., & Mairesse, F. (2016). La médiation culturelle. Presses universitaires de France; Cairn.info. https://www.cairn.info/la-mediation-culturelle--9782130732549.htm
[4] Simard, S., Anctil, M.-H., Magnan, S., & Ministère de la culture et des communications (2012- ). (2016). Les pratiques culturelles au Québec en 2014: Recueil statistique. Bibliothèque et Archives nationales du Québec. http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2576641
[5] Gouvernement du Canada. (2020). Tableaux de données, Recensement de 2016. Statistique Canada. https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/dt-td/index-fra.cfm
[6] Lafortune, J.-M. (2017). (Dé)politisation de la culture et transformation des modes d’intervention. Dans Expériences critiques de la médiation culturelle (p. 31‑54). Presses de l’Université Laval.
[7] Régime pédagogique de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, RLRQ c I-13.3, r. 8 (2020). http://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cr/I-13.3,%20r.%208#se:22
[8] Erikson, E. H. (1968). Identity: Youth and crisis. Norton.
[9] Institut de la statistique du Québec. (2020). Fréquentation des institutions muséales répondantes selon le type d’institution, données trimestrielles et annuelles, Québec. Institut de la statistique du Québec. https://statistique.quebec.ca/fr/produit/tableau/frequentation-institutions-museales-repondantes-donnees-trimestrielles-et-annuelles-quebec#tri_temps=19602810000
[10] Gambarin, A., Lukins, S., & Tessler, A. (2019). Étude sur la valeur des GLAM au Canada. Oxford Economics. https://museums.ca/site/reportsandpublications/studyglamscanada2020?language=fr_FR
[11] Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. (2020). Prévisions de l’effectif étudiant au préscolaire, au primaire et au secondaire pour l’ensemble du Québec. Gouvernement du Québec. http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/PSG/statistiques_info_decisionnelle/Previsions-provinciales-2020.pdf

Autrice: Sarah Turcotte

Sarah Turcotte est doctorante en muséologie, médiation, patrimoine à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et s'intéresse aux enjeux actuels de la démocratisation culturelle. Elle explore plus particulièrement les tensions entre les missions pédagogique, sociale et corporative dans la construction identitaire des musées d'art et d'art contemporain au 21e siècle, approfondissant les notions de médiation et de médiatisation de la culture. Parallèlement à ses études, Sarah fait partie de l’équipe de l’expérience du visiteur à la Fondation PHI pour l’art contemporain et travaille en continu sur plusieurs projets de recherche, notamment au sein du Groupe de recherche sur l’éducation et les musées (GREM), qui lui permettent de contribuer à différentes publications et colloques scientifiques.

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